Repères – Fixation du loyer commercial – Polyclinique – Locaux monovalents – Méthode métrique – Avignon – 84000
Cour d'appel de Nîmes, 4e chambre commerciale, 17 mai 2018, n° 17/00462
La Cour d'appel de Nîmes a, dans un arrêt rendu le 17 mai 2018, tranché un litige particulièrement complexe relatif à la fixation du loyer d'un établissement de santé privé exploité sous forme de polyclinique situé à Avignon. Cette décision, qui s'inscrit dans la lignée jurisprudentielle relative aux locaux monovalents, précise les modalités d'application du régime dérogatoire aux établissements de santé et confirme l'utilisation de la méthode métrique pour la détermination de leur valeur locative, tout en rejetant fermement la demande de nullité du rapport d'expertise judiciaire.
Le complexe immobilier en cause, d'une superficie totale de 8 153 m² répartis sur plusieurs niveaux, comprenait l'ensemble des installations spécialisées nécessaires à l'exploitation d'une polyclinique médicale et chirurgicale moderne. Cette configuration hautement spécialisée, incluant des blocs opératoires, des services d'hospitalisation, des équipements de stérilisation, une cafétéria et des locaux administratifs, constitue un élément déterminant pour l'appréciation de la valeur locative des locaux concernés et leur qualification juridique au regard du droit des baux commerciaux.
L'historique contractuel révèle une relation locative ancienne et stable, initiée par un bail commercial conclu le 1er janvier 1972 pour un loyer initial de 400 000 francs HT (soit 60 979 euros), régulièrement renouvelé en 1981, 1989, 1998 et 2007 avec des augmentations successives. Le dernier renouvellement de 2007 avait fixé le loyer à 438 284 euros par an, révisable tous les trois ans selon l'indice du coût de la construction. Cette évolution tarifaire progressive témoigne de l'adaptation du loyer aux conditions du marché immobilier médical sur plusieurs décennies.
Dans le cadre de ce litige d'envergure, les questions juridiques centrales portaient sur plusieurs aspects fondamentaux :
- D'une part, la validité du rapport d'expertise judiciaire vigoureusement contesté par le preneur pour défaut initial de visite des lieux et manquement présumé aux obligations procédurales strictes imposées aux experts judiciaires ;
- D'autre part, la détermination précise de la valeur locative selon la méthode métrique et l'application éventuelle d'abattements significatifs en raison du caractère monovalent des locaux et des investissements considérables réalisés par le preneur ;
- Enfin, l'articulation entre les différentes méthodes d'évaluation (métrique, taux d'effort, EBITDAR) dans le contexte spécifique des établissements de santé privés.
1 – Sur le rejet de la demande de nullité du rapport d'expertise judiciaire : une analyse procédurale rigoureuse
À l'origine de la procédure contentieuse, la SCI Urbain V avait formellement demandé, par exploit d'huissier du 26 juin 2013, la fixation judiciaire du loyer du bail commercial à la valeur locative substantielle de 1 300 000 euros HT par an à compter du 1er janvier 2014, soit une augmentation considérable par rapport au loyer antérieur de 477 207 euros. La SA Polyclinique Urbain V ayant énergiquement contesté ce montant jugé excessif, une expertise judiciaire avait été ordonnée par jugement du 3 novembre 2014, complété par un jugement rectificatif du 1er décembre 2014.
L'expert M. X avait été désigné avec une mission technique précise et exigeante : se rendre personnellement sur les lieux et les décrire minutieusement, estimer la valeur locative en recourant obligatoirement au minimum à deux méthodes d'évaluation reconnues (méthode métrique et méthode du taux d'effort), et préciser le montant du loyer applicable en justifiant ses calculs. L'expert avait déposé un premier pré-rapport le 24 septembre 2015 fixant la valeur locative à 1 143 000 euros, puis, après des contestations des parties sur les surfaces, un second pré-rapport le 13 juin 2016 et son rapport final définitif le 2 août 2016.
La société Polyclinique Urbain V soutenait avec véhémence que le rapport d'expertise encourait la nullité absolue pour plusieurs motifs procéduraux graves et rédhibitoires. Elle invoquait notamment que le premier pré-rapport du 24 septembre 2015 avait été rendu en violation flagrante de l'article 237 du Code de procédure civile car l'expert n'avait pas procédé à la visite obligatoire des lieux alors qu'il s'agissait expressément de l'un des chefs de mission les plus fondamentaux. L'expert avait tenté de justifier cette carence méthodologique majeure par le fait qu'il connaissait bien les lieux pour y avoir été lui-même patient, explication jugée insuffisante par le preneur.
Le preneur soutenait également avec insistance que les modalités strictes de prorogation de délais définies par les jugements n'avaient pas été scrupuleusement respectées, que le second pré-rapport du 13 juin 2016 n'était qu'une reprise littérale du premier sans permettre véritablement à la juridiction d'avoir une connaissance précise et détaillée des locaux dans leur état actuel, et que le rapport final reprenait mot pour mot les termes des pré-rapports en se basant exclusivement sur les dires de la partie adverse sans recherche personnelle approfondie.
La Cour d'appel écarte méthodiquement ces arguments en rappelant d'abord le principe fondamental selon lequel "la nullité des décisions et actes d'exécution relatifs aux mesures d'instruction est soumise aux dispositions qui régissent la nullité des actes de procédure" (article 175 du Code de procédure civile). Elle précise rigoureusement que "l'obligation faite à l'expert d'accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité (art. 237) permet de solliciter l'annulation de l'expertise si l'une de ces obligations n'a pas été respectée".
Concernant l'absence initiale de visite, la Cour constate objectivement qu'il n'est "pas discuté que le premier pré-rapport du 23 septembre 2015 a été établi sans que l'expert n'ait effectué la visite des locaux concernés". Cependant, elle relève de manière déterminante qu'il n'est "pas davantage discuté qu'il a visité les lieux le 25 novembre 2015 et établi en conséquence un second pré-rapport daté du 13 juin 2016". Elle considère avec pragmatisme que "cette visite ayant donné lieu à la rédaction d'un deuxième pré-rapport a donc régularisé les opérations d'expertise en permettant à l'expert de donner une réponse en conséquence de l'exécution du premier chef de mission".
La Cour souligne avec pertinence qu'il est "inexact de prétendre que le second pré-rapport ne serait que la réplique du précédent puisque l'expert a pris en compte la surface utile exacte et retenu une autre évaluation". Elle observe factuellement que l'expert était passé d'une valeur de 150 euros/m² à 185 euros/m², soit une augmentation de 23%, entre les deux rapports, sur la base de nouvelles références techniques communiquées par la bailleresse après expertise contradictoire.
S'agissant de l'impartialité cruciale de l'expert, la Cour relève que "l'expert a proposé dans son deuxième pré-rapport puis dans son rapport définitif une valeur locative différente de 185 euros/m² qui était effectivement une revendication de la SCI Urbain V". Elle précise que "cette évaluation n'a été possible qu'après communication par la bailleresse du rapport F. qui est certes un rapport non contradictoire mais qui contient 63 références de loyers dont la réalité et la sincérité ne sont pas discutés".
La Cour note avec sévérité que "la société Polyclinique Urbain V s'est abstenue de produire un quelconque élément de comparaison susceptible de contredire cette appréciation alors que la communication de loyers de référence était une demande expresse de l'expert depuis le début de ses opérations. Elle a donc elle-même manqué aux dispositions de l'article 160 du code de procédure civile" qui impose aux parties de collaborer loyalement à l'expertise.
2 – Sur la détermination de la valeur locative par la méthode métrique et le refus catégorique des abattements
La qualification juridique de l'activité en établissement de santé monovalent a des répercussions directes et significatives sur la méthode utilisée pour déterminer la valeur locative des locaux loués et sur l'application éventuelle d'abattements substantiels réclamés par le preneur.
La Cour rappelle le principe dérogatoire selon lequel "en présence de locaux monovalents, la révision du loyer échappe au mécanisme du plafonnement prévu par l'article L. 145-38 et que le prix du bail doit être fixé directement en fonction des usages observés dans la branche d'activité considérée. En l'absence d'usages, il y a lieu d'appliquer directement la valeur locative".
Elle précise que l'article R. 145-10 du Code de commerce dispose expressément que "le prix du bail des locaux construits en vue d'une seule utilisation peut, par dérogation aux articles L. 145-33 et R. 145-3 et suivants, être déterminé selon les usages observés dans la branche d'activité considérée". La Cour constate sans ambiguïté que "les cliniques font partie des locaux dits monovalents car construites en vue d'une seule utilisation de sorte que leur spécialisation les rend inaptes à un autre usage que celui pour lequel elles été construites ou aménagées".
Cependant, elle observe avec acuité que "depuis l'entrée en vigueur, en mars 2005, de la réforme de la tarification dite 'T2A', il n'existe plus d'usage avéré en matière de locaux à usage de clinique car elle a rendu impraticable le recours jusqu'alors usité à une combinaison du prix au lit, d'un taux sur les recettes et de la surface des locaux". Cette évolution réglementaire majeure impose donc de se fonder sur les critères classiques d'appréciation de la valeur locative avec application rigoureuse de la méthode métrique.
S'agissant de la surface de référence, le mesurage technique de l'expert géomètre aboutissant à une surface utile brute totale de 8 153 m² n'était pas contesté par les parties, celles-ci ne s'opposant que sur les pondérations techniques susceptibles d'être effectuées sur les locaux de rez-de-chaussée et sur ceux du 4e étage en fonction de leur utilité réelle.
Pour le rez-de-chaussée (2 059,74 m²), la société Polyclinique Urbain V soutenait qu'il était pour partie semi-enterré, ne bénéficiait que de fenêtres en partie haute et accueillait des locaux obscurs sans ouverture naturelle, justifiant une décote significative. La Cour écarte cet argument en s'appuyant sur un élément factuel déterminant : la SCI Urbain V établissait que "par acte sous-seing privé du 1er décembre 1992, un local situé au rez-de-chaussée de l'immeuble, d'une superficie d'environ 106 m², a été sous-loué à la SCM Caisson Hyperbare" pour un loyer substantiel de 40 846,70 euros soit 385 euros/m², démontrant la valeur commerciale réelle de ces espaces.
La Cour considère que "cette sous-location anéantit les affirmations de la locataire sur le caractère peu utilisable des locaux du rez-de-chaussée" qui servent en réalité "à accueillir les services incontournables d'une clinique à savoir la pharmacie, la buanderie, la cafétéria, les cuisines et les locaux administratifs", tous indispensables au fonctionnement de l'établissement.
Pour le 4e étage (258,24 m²), la Cour estime en revanche que "la prétention d'une pondération de l'ordre de 0,7 des locaux de 4ème étage d'une superficie de 250 m² servant aux vestiaires du bloc et à l'office est justifiée", compte tenu de leur utilisation limitée et de leur accessibilité réduite. Elle retient donc une surface pondérée finale de 8 076 m².
Concernant le prix unitaire au mètre carré, élément crucial du calcul, l'expert judiciaire proposait 185 euros/m² après avoir retenu deux références parmi les 63 disponibles : la clinique d'Orange (180 euros/m²) et celle de La Ciotat (223 euros/m²). L'expert de la société Polyclinique Urbain V proposait un prix inférieur de 165 euros/m² en retenant trois références différentes : Montpellier (134 euros/m²), Marseille (166 euros/m²) et Orange (180 euros/m²).
La Cour, dans un souci d'équité et de précision, considère qu'il convient de retenir "un prix unitaire de 169 euros le m² correspondant à la moyenne de la valeur locative des établissements situés à Orange, Marseille, Montpellier et la Ciotat (172,80 euros)" en écartant judicieusement la référence de La Ciotat à 223 euros/m² qui "mériterait des explications d'autant que la pièce 25 de l'intimée offre un élément de comparaison supplémentaire pour une autre clinique MCO également située à la Ciotat dont le prix au m² a été fixé judiciairement à 172,80 euros".
S'agissant des abattements substantiels sollicités, la société Polyclinique Urbain V demandait un abattement de 20% du fait de la monovalence des locaux et un abattement supplémentaire de 15% pour les travaux d'amélioration et de mise en conformité réalisés à ses frais.
La Cour rejette catégoriquement ces demandes en adoptant "la motivation pertinente du premier juge ayant refusé tout abattement en considération du fait que le contrat de location est un bail classique de 9 ans laissant à la charge du bailleur les travaux de l'article 606 du code civil, sans charges exorbitantes pour la locataire et même avec la faculté de sous-louer sans autorisation préalable".
Elle précise de manière déterminante que "le caractère monovalent des locaux n'est pas au nombre des facteurs susceptibles de générer une minoration du loyer, puisqu'il s'agit d'une situation générée par l'activité de la locataire même n'entraînant pour elle aucune sujétion ou contrainte" particulière.
Concernant les travaux, la Cour relève que la société Polyclinique Urbain V "ne précise pas la teneur exacte de ces travaux de manière à apprécier leur nature" et qu'une instance parallèle était en cours devant le tribunal pour le remboursement de ces mêmes travaux. Elle considère avec logique qu'elle "ne peut en tout état de cause réclamer remboursement de ces travaux à les supposer établis et solliciter par ailleurs et pour le même motif un abattement sur le prix du loyer".
La Cour fixe finalement la valeur locative selon la méthode métrique à 1 364 844 euros (169 x 8 076), représentant 7,64% du chiffre d'affaires de l'établissement, "ce qui reste cohérent par rapport au pourcentage généralement retenu qui varie entre 6 et 13%" dans le secteur de la santé privée. Cette décision remarquable confirme ainsi l'application rigoureuse du régime dérogatoire des locaux monovalents aux établissements de santé privés, en précisant les conditions strictes de validité des expertises judiciaires et en confirmant que la qualification monovalente n'emporte pas automatiquement l'octroi d'abattements sur la valeur locative déterminée par la méthode métrique, constituant ainsi une jurisprudence de référence pour les praticiens du droit immobilier médical.