Repères – Fixation du loyer commercial – Déplafonnement – Facteurs locaux de commercialité – Piétonisation – Toulouse – 31000
Cour d'appel de Toulouse, 2e chambre, 4 janvier 2023, n° 19/01475
La Cour d'appel de Toulouse a rendu, le 4 janvier 2023, un arrêt particulièrement instructif concernant les conditions du déplafonnement du loyer commercial en cas de modification notable des facteurs locaux de commercialité. Cette décision, qui oppose les héritiers de Madame [G] [F] à la société MONOPRIX EXPLOITATION, illustre parfaitement l'impact des aménagements urbains sur la valeur locative des locaux commerciaux situés dans les centres-villes historiques.
L'affaire trouve son origine dans un bail commercial conclu par acte authentique du 4 décembre 1991 pour un immeuble situé 39 rue d'Alsace-Lorraine à Toulouse, comprenant un sous-sol, un rez-de-chaussée, cinq étages et une toiture terrasse, d'une superficie utile globale de 1 237,50 m². Le bail, renouvelé par avenant du 24 novembre 2004 pour une durée de 9 ans moyennant un loyer annuel de 74 082,60 euros HT, s'est poursuivi par tacite prolongation jusqu'à la demande de renouvellement formulée par MONOPRIX EXPLOITATION le 18 décembre 2015.
Le contentieux porte sur la fixation du loyer de renouvellement, les bailleurs réclamant 534 640 euros HT par an contre la proposition du preneur de maintenir le loyer plafonné selon la variation indiciaire. Après un premier jugement ayant déclaré l'action prescrite, la Cour d'appel de Toulouse avait, par arrêt mixte du 24 février 2021, infirmé cette décision et ordonné une expertise du local commercial par un expert judiciaire.
1 – Sur la demande de déplafonnement et la modification notable des facteurs locaux de commercialité
La question centrale de l'arrêt porte sur l'existence d'une modification notable des facteurs locaux de commercialité justifiant le déplafonnement du loyer au sens de l'article L. 145-33 du Code de commerce. Les bailleurs soutenaient que la rue d'Alsace-Lorraine avait connu d'importantes mutations durant le bail expiré (1er avril 2004 au 31 mars 2013), notamment par son aménagement en voie semi-piétonne et l'implantation d'enseignes de renommée internationale.
La Cour adopte une approche méthodologique rigoureuse en rappelant les conditions cumulatives du déplafonnement : la modification doit être notable, affecter l'un des éléments définis aux 1° à 4° de l'article L. 145-33, et être intervenue au cours du bail expiré. Elle précise qu'« il ne suffit pas de constater l'existence d'une modification notable des facteurs locaux pour en déduire une hausse des valeurs locatives » et qu'« on ne doit retenir que les modifications ayant une incidence sur le commerce considéré ».
S'appuyant sur le rapport d'expertise de local commercial, la Cour constate que la rue d'Alsace-Lorraine, « vaste avenue rectiligne résultant du percement haussmannien », constitue « historiquement un axe emblématique de la ville de Toulouse et un emplacement numéro 1 'prime' pour les enseignes commerciales ». Elle relève que l'immeuble se situe « dans la partie centrale la plus favorable de la rue d'Alsace-Lorraine, à l'angle de la rue Lafayette ».
La Cour identifie plusieurs modifications substantielles intervenues pendant la durée du bail expiré. D'abord, la mise en service de la ligne B du métro le 30 juin 2007 et l'amélioration de la liaison avec la ligne A. Ensuite, l'aménagement de la rue en semi-piétonne réalisé en deux tranches : du 15 juillet au 14 septembre 2007 entre la place du Capitole et le boulevard de Strasbourg, puis entre février 2010 et décembre 2011 entre la place du Capitole et la place Jeanne d'Arc.
La Cour observe que « l'aménagement de la rue en un vaste plateau piétonnier excluant la circulation automobile permet désormais aux clients potentiels de faire leurs courses à pied ou en vélo, ou du lèche-vitrine dans un cadre sécurisé » et que « ces aménagements urbains ont eu pour effet d'augmenter notablement les flux de chalands ».
Concernant l'évolution commerciale du secteur, la Cour relève que « les anciennes boutiques indépendantes et les établissements bancaires ont cédé la place à des enseignes plus attractives, notamment des enseignes de renommée internationales telles que Zara, H&M, MEXX et NAF NAF » et considère qu'« il ne peut être sérieusement soutenu qu'il s'agit d'une rotation normale d'enseignes alors que ces dernières ont un effet 'locomotive' ».
La Cour rejette l'argumentation de MONOPRIX EXPLOITATION selon laquelle son activité ne serait pas influencée par ces évolutions. Elle observe que le local « propose à la vente au rez-de-chaussée, sur une superficie utile d'environ 194 m² accessible depuis la rue par de grandes baies vitrées, un large assortiment de produits tels que le textile (prêt-à-porter et lingerie), le maquillage, la parapharmacie, la décoration... qui sont précisément ceux que recherche la clientèle qui fréquente la rue d'Alsace-Lorraine ».
En conséquence, la Cour retient que « les facteurs locaux de commercialité ont subi une modification notable pendant la durée du bail expiré » et fait droit à la demande de déplafonnement.
2 – Sur la fixation de la valeur locative et la méthode de pondération
La Cour procède ensuite à la fixation de la valeur locative en s'appuyant sur l'expertise judiciaire. Elle décrit l'immeuble comme ayant été « construit au milieu du XXe siècle pour l'activité qui y est exercée selon les principes d'une architecture moderne » mais note que « les prestations intérieures (sols et murs) sont plutôt datées et de qualité médiocre ».
S'agissant de la méthode de pondération, la Cour tranche un débat technique entre les parties. Les bailleurs demandaient l'application de la méthode applicable aux boutiques de centre-ville de surface inférieure à 600 m², tandis que le preneur contestait certains coefficients de pondération. La Cour considère que « le local donné à bail se répartissant sur six niveaux et occupant une surface utile de plus de 1237 m² sans compter la terrasse, il y a lieu de se référer aux méthodes de pondération prévues pour les surfaces moyennes comprises entre 600 et 3000 mètres carrés ».
Elle justifie cette position en observant que « rien ne justifie de comparer la valeur locative d'un immeuble entier réparti sur cinq étages avec sous-sol accessible par camion de plus de 1200 m², avec un local d'une surface inférieure à 600 m² ».
La Cour valide les coefficients de pondération retenus par l'expert (0,40 pour les bureaux du troisième étage et 0,15 pour les réserves et annexes) et retient une surface pondérée de 427 m².
Concernant la valeur locative unitaire, l'expert avait proposé 670 euros le mètre carré pondéré en se basant sur trois locaux de comparaison du voisinage (DEVRED, 1.2.3 et PIMKIE). La Cour rejette la demande des bailleurs de majorer cette valeur en raison de la prétendue rareté du type de bail, observant qu'« il n'a pu analyser de locaux véritablement équivalents en terme de disposition et de surface dans le même secteur géographique car les seuls locaux de grande dimension ne sont pas comparables au sens de l'article R 145-7 du code de commerce pour comporter des loyers à double composante ».
La Cour refuse également l'abattement de 10% proposé par l'expert pour l'état d'entretien médiocre, considérant que « le bailleur ne saurait être pénalisé par la négligence du locataire auquel incombe l'entretien courant du local ». Elle estime que les éléments susceptibles de minorer la valeur locative (transfert de la taxe foncière) se compensent avec ceux susceptibles de la majorer (clause de destination « tous commerces », adaptation des locaux à l'exploitation).
La Cour fixe finalement le loyer annuel à 286 000 euros HT par an (670 euros × 427 m² pondérés), cette somme portant intérêts au taux légal sur le différentiel à compter de l'assignation en justice du 16 mars 2018.Cette décision constitue un exemple fine d'analyse des modifications urbaines et de leur impact sur la commercialité des locaux, illustrant parfaitement comment les aménagements de piétonisation et l'évolution du tissu commercial peuvent justifier un déplafonnement du loyer commercial.